Le prix mortel de l’opposition
Évariste Nyabenda
Battu à mort pour avoir tenté de sauver une autre victime
Évariste Nyabenda, âgé de 22 ans, était le propriétaire d’un bar et membre du principal parti d’opposition, le Congrès national pour la liberté (CNL). Il habitait sur la colline Burenza, zone Nyamugari, commune Marangara, dans la province de Ngozi.
Nyabenda avait protesté contre le mauvais traitement infligé à un client dans son bar par des membres locaux des Imbonerakure, la ligue des jeunes du parti au pouvoir – le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD). Cette simple intervention allait lui coûter la vie.
Des dizaines de membres du CNL ont été arrêtés, battus, et, dans certain cas, tués par des Imbonerakure pendant les mois précédant les élections de au Burundi. Le cas de Nyabenda illustre la brutalité des Imbonerakure bien avant la période électorale. Des meurtres de membres du CNL se déroulaient déjà en , et même avant – le CNDD-FDD préparait le terrain pour anéantir toute concurrence pendant les élections.
Les problèmes ont commencé le . Des habitants de la localité ont affirmé qu’un groupe d’Imbonerakure de Burenza et de trois collines avoisinantes, qui s’étaient réunis dans un lieu proche du bar de Nyabenda, avaient scandé des slogans menaçants contre leurs opposants politiques. L’un d’entre eux, Jean Havyarimana, chef des Imbonerakure sur la colline Runda, a ordonné aux Imbonerakure d’ « aller couper de gros bâtons pour battre toute personne qui n’est pas un Imbonerakure. » Des témoins oculaires ont affirmé que Havyarimana a joué un rôle primordial dans les événements qui ont suivi, de même que Déo Nahimana, chef des Imbonerakure à Burenza ; Léonidas Misago, chef du CNDD-FDD à Burenza et chef de colline adjoint ; et d’autres chefs locaux du CNDD-FDD et des Imbonerakure.
Après un échange tendu entre Havyarimana et un client qui avait refusé de partager sa boisson avec lui, un autre homme, Simon Kanyamirimo, a suggéré à son cousin de quitter le bar parce que l’ambiance n’était pas bonne. Kanyamirimo et son cousin, Pascal Nzobiturimana, tous les deux membres du CNL, craignaient que les Imbonerakure puissent commencer à s’en prendre à leurs opposants.
Havyarimana a entendu le commentaire de Kanyamirimo, lui a demandé de répéter ce qu’il avait dit, puis lui a donné un coup de poing dans la poitrine. Kanyamirimo et son cousin ont pris la fuite, mais plusieurs Imbonerakure les ont poursuivis et les ont rattrapés dehors. Un témoin a entendu Havyarimana dire à Kanyamirimo : « Je vais te ligoter. D’ailleurs, tu es membre du CNL. » Plusieurs Imbonerakure lui ont attaché les bras dans le dos, l’ont jeté par terre, lui ont donné des coups de pied et lui ont piétiné le ventre et la poitrine avec des bottes militaires (les Imbonerakure portent souvent des tenues de militaires ou de policiers). Ils ont également battu son cousin et un autre homme, Élias Ndagijimana.
Nyabenda, qui était sur les lieux, a tenté d’intervenir et a demandé pourquoi ils battaient Kanyamirimo ; il a proposé de payer s’il s’agissait d’une affaire d’argent. Alors les Imbonerakure s’en sont pris à Nyabenda. Au moins cinq d’entre eux, y compris Havyarimana, l’ont poussé dans un caniveau, l’ont battu violemment et lui ont ligoté les bras. Ils ont également projeté au sol un membre du CNDD-FDD, Sébastien Nahimana, qui protestait contre la façon dont ils battaient Nyabenda, l’ont attaché lui aussi, et l’ont frappé avec un bâton.
Des témoins oculaires ont identifié au moins 10 Imbonerakure impliqués dans ces attaques ; ils connaissaient leurs noms, leurs lieux de résidence et les postes qu’ils occupent dans la hiérarchie de la ligue des jeunes ou du CNDD-FDD. Un témoin a entendu l’un des Imbonerakure, qui est en même temps une autorité administrative locale, se vanter : « Nous avons le droit de tuer, pas de problème. Nous allons dire qu’il s’est enfui et qu’il s’est cogné contre un arbre » – des propos qui illustrent l’attitude de défi des Imbonerakure qui savent qu’ils ne seront pas tenus de rendre des comptes pour leurs actes. Des habitants de la localité ont essayé d’appeler au secours, et le chef d’une autre colline a dit aux Imbonerakure de laisser partir Nyabenda, mais les Imbonerakure ont continué à le battre.
Un groupe d’au moins 10 Imbonerakure et d’autres membres du CNDD-FDD, accompagnés du chef de la colline Burenza (une autorité administrative locale), ont ensuite emmené les cinq hommes qu’ils avaient battus au centre de détention local de Nyamugari. Nyabenda souffrait tellement qu’il pouvait à peine marcher ; les Imbonerakure ont dû le pousser et le soulever pour le faire avancer pendant qu’il criait. Des témoins qui l’ont vu peu après son arrestation ont dit que sa poitrine était couverte de blessures et qu’il se plaignait de douleurs aigües à la poitrine et au ventre.
Les policiers au centre de détention n’étaient pas au courant de l’incident et ont demandé aux Imbonerakure s’il y avait un mandat d’arrêt pour les hommes qu’ils voulaient détenir. Les Imbonerakure ont répondu qu’ils n’avaient pas besoin de mandat et ont ordonné aux policiers d’enfermer les cinq hommes. Un témoin a déclaré : « Un Imbonerakure ... est arrivé avec les clés du cachot et l’a ouvert pour les enfermer. Il y avait deux policiers à leurs postes, mais ils ne savaient pas ce qui se passait. » Ce comportement est typique de la façon dont certains Imbonerakure arrêtent des personnes de manière illégale et font justice eux-mêmes, contournant la police.
Deux jours plus tard, Nyabenda et Ndagijimana ont quitté le centre de détention ; d’après une source, ils étaient censés aller chercher de l’argent pour payer leur libération. La corruption est généralisée au sein du système judiciaire, et le plus souvent, payer est le moyen le plus facile d’obtenir la libération d’un détenu. Les trois autres détenus ont été transférés vers un centre de détention à la commune Marangara, puis libérés.
Nyabenda était gravement blessé, mais il n’a pas osé se rendre à l’hôpital de crainte d’être arrêté de nouveau. Finalement, comme son état continuait de s’aggraver, un ami l’a emmené à l’hôpital de Kiremba à Ngozi le . Il y est décédé six jours plus tard, le . Le certificat de décès précise qu’il est mort suite à des « coups et blessures ».
Certains des autres détenus battus le ont souffert de séquelles à long terme de leurs blessures après leur libération. L’un d’entre eux a expliqué que depuis qu’il avait été battu, il était incapable de travailler dans son champ ou de soulever des sacs lourds, trois mois encore après l’incident.
Des habitants de la localité ont mentionné le fait que le chef des Imbonerakure à Burenza, Déo Nahimana, avait gardé une dent contre Nyabenda depuis un incident dans le passé, quand Nyabenda l’avait vu gifler un autre homme et lui voler son téléphone et son argent dans le bar de Nyabenda. Cet homme avait signalé le cas aux autorités, avec le soutien de Nyabenda, et Nahimana avait dû payer une amende.
Même après sa mort, des Imbonerakure ont harcelé et menacé la famille et les amis de Nyabenda. Le soir de son enterrement, des Imbonerakure ont endommagé la maison de Nyabenda où se déroulait la cérémonie de deuil ; ils ont brisé les tuiles sur le toit et cassé les fenêtres et la porte. Des témoins ont reconnu et cité nommément au moins cinq d’entre eux, dont Havyarimana et d’autres qui avaient participé à l’agression fatale contre Nyabenda.
Au lieu d’arrêter les auteurs présumés de cette attaque, les autorités ont arrêté 17 membres du CNL qui se trouvaient à la maison de Nyabenda ce soir-là – une femme et 16 hommes, dont le chef du CNL dans la commune Marangara. Elles les ont accusés d’avoir attaqué la maison de Havyarimana, qui aurait été endommagée elle aussi, et les ont inculpés de tentative de meurtre et de destruction de biens. Certains habitants de la localité ont affirmé que l’attaque contre la maison de Havyarimana avait été mise en scène pour servir de prétexte à l’arrestation des membres du CNL.
Le , l’épouse de Nyabenda a écrit au procureur de la République de la province de Ngozi, Alfred Franck Ngomanziza, pour lui demander d’ouvrir une enquête sur la mort de son mari, d’émettre des convocations pour cinq Imbonerakure qu’elle a nommés et d’assurer sa propre sécurité. Le procureur lui a dit de patienter et a promis de la contacter.
Sept mois plus tard, elle n’a toujours pas reçu de réponse à sa lettre et le procureur ne l’a pas contactée ; d’après les informations disponibles, il n’aurait pas ouvert de dossier sur le meurtre de Nyabenda. Aucun des Imbonerakure cités par des témoins comme ayant participé aux mauvais traitements infligés à Nyabenda ou à l’attaque contre sa maison n’a été arrêté. Au lieu de cela, les 17 personnes accusées d’avoir attaqué la maison de Havyarimana sont toujours en prison en attente du jugement dans leur procès.
L’Initiative pour les droits humains au Burundi (IDHB) a écrit aux responsables du gouvernement national pour demander des informations sur les mesures prises à la suite du meurtre de Nyabenda, mais n’a pas reçu de réponse. L’IDHB a également écrit au procureur de la République de la province de Ngozi avec des questions supplémentaires sur les auteurs présumés du meurtre. Le procureur a remercié l’IDHB pour sa lettre « très utile », mais n’a pas répondu sur le fond de l’affaire.
À l’approche des élections de , les tensions entre le CNL et le CNDD-FDD se sont accrues à Ngozi, qui est la province d’origine à la fois du dirigeant du CNL Agathon Rwasa et du président sortant Pierre Nkurunziza, décédé subitement le . Rwasa a tenu son premier rassemblement de campagne électorale à Ngozi le . Des Imbonerakure ont commis de nombreuses exactions contre des membres du CNL à Ngozi fin et pendant la première moitié de . Des dizaines de membres du CNL ont été arrêtés dans la province pendant la période pré-électorale.
Évariste Nyabenda n’est pas le seul membre du CNL ayant été battu à mort dans la province de Ngozi. Le , Nestor Nsengiyumva, membre du CNL de la commune Gashikanwa, a été battu dans un bar à Kinyovu, dans la commune Nyamurenza, par deux groupes d’Imbonerakure. Des témoins ont déclaré que les Imbonerakure l’accusaient d’avoir violé un ordre émis par les autorités locales de Nyamurenza interdisant aux membres du CNL d’autres communes de s’y rendre pour ouvrir leur permanence locale. Pourtant, ce n’était pas le motif pour lequel Nsengiyumva s’était rendu à Nyamurenza : il s’était arrêté au bar après que sa moto était tombée en panne dans les environs. Les Imbonerakure ont menacé l’homme avec qui Nsengiyumva était en train de boire, et l’ont prévenu qu’il devait disparaitre avant qu’ils ne comptent jusqu’à trois. Après avoir battu Nsengiyumva dans le bar, ils l’ont emmené à l’extérieur, l’ont battu en cours de route, puis l’ont abandonné dans une zone boisée près de la frontière séparant les communes de Gashikanwa et Nyamurenza. Il est décédé à l’hôpital de Ngozi le lendemain.
Juste avant sa mort, Nsengiyumva a nommé au moins quatre Imbonerakure qui l’avaient battu. Des témoins oculaires en ont nommé plusieurs autres. En , la famille de Nsengiyumva a porté plainte auprès du parquet général près la cour d’appel de Ngozi, qui a émis des convocations pour certains des Imbonerakure qui auraient battu Nsengiyumva, mais jusqu’à ce jour, aucun d’entre eux n’a été arrêté.
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Pour plus d’informations sur la série, lisez « Le prix mortel de l’opposition ».