L’Initiative pour les droits humains au Burundi
Floriane Irangabiye. © 2023 Privé
Floriane Irangabiye. ©  Privé

Floriane Irangabiye

Une nouvelle victime d’une justice politisée

Le , le tribunal de grande instance de Mukaza à Bujumbura a condamné la journaliste en ligne Floriane Irangabiye à 10 ans de prison pour avoir « porté atteinte à l’intégrité du territoire national », dans un procès inéquitable. La condamnation était centrée sur la participation d’Irangabiye à une discussion en avec deux détracteurs du gouvernement bien connus, diffusée sur Radio Igicaniro, un média en ligne dirigé par des Burundais en exil.

Irangabiye avait vivement critiqué le gouvernement burundais lors de l’émission et encouragé les Burundais à contester et à s’opposer au gouvernement, mais à la connaissance de l’Initiative pour les droits humains au Burundi (IDHB), elle n’a pas explicitement prôné la violence.111 Enregistrement audio de l’émission de Radio Igicaniro, .

Le procès et la condamnation d’Irangabiye montrent qu’en dépit des promesses du président Évariste Ndayishimiye de respecter la liberté d’expression et de restaurer l’indépendance du système judiciaire, les juges ne peuvent ou ne veulent toujours pas procéder à des évaluations indépendantes dans les affaires concernant des détracteurs du gouvernement, souvent à cause de pressions de membres du parti au pouvoir ou du service de renseignement. La condamnation d’Irangabiye efface le chemin parcouru et un bref moment d’optimisme après l’acquittement le de Tony Germain Nkina, un avocat et ancien défenseur des droits humains qui avait passé plus de deux ans en prison sur de fausses accusations.222 Communiqué conjoint de six organisations internationales de défense des droits humains, « Décision choquante : la cour d’appel maintient la condamnation de l’avocat Tony Germain Nkina », https://burundihri.org/french/joint_statements.php#8-October-2021, .

Pour éviter une nouvelle tache sur leur image, les autorités burundaises devraient libérer Irangabiye, veiller à ce que son appel soit conforme à la loi burundaise et aux normes internationales de procès équitables, et empêcher toute ingérence politique dans les coulisses.

Un procès entaché d’irrégularités et inéquitable

Le procès d’Irangabiye a été marqué par de nombreux défauts et un manque de preuves crédibles pour justifier sa condamnation.

  • Aucune preuve d’incitation à la violence

Lors de l’émission diffusée en ligne le , Irangabiye a qualifié les dirigeants burundais de tyranniques et les a accusés de voler les biens de l’État, d’abuser de la population et de ne pas sortir le pays de la pauvreté. Le tribunal a affirmé qu’elle n’avait pas fourni de preuves à l’appui de ces déclarations et l’a accusée d’avoir insulté les dirigeants du pays, dont le président Ndayishimiye.

Dans un enregistrement de l’émission obtenu par l’IDHB, Irangabiye appelle les Burundais à dénoncer les abus et à se sortir de ce qu’elle décrit comme une situation qui se détériore, et déclare que « partout où nous avons assisté à une révolution, il y a ceux qui se sont sacrifiés, mais peut-être que nous ne devrons pas aller jusque là. » Cependant, elle n’appelle pas explicitement les citoyens burundais à recourir à la violence pour renverser le gouvernement.

Le jugement du tribunal stipule qu’Irangabiye « a incité les jeunes à user de tous les moyens possibles pour renverser le pouvoir en place en faisant ce qu’ils ont fait en . »333 Jugement du tribunal de grande instance de Mukaza, . Certaines des manifestations contre le troisième mandat controversé de l’ancien président Pierre Nkurunziza en ont tourné à la violence, et il y a eu un coup d’État militaire manqué en , mais la plupart des manifestants sont descendus dans la rue pacifiquement. Le tribunal s’est indigné des propos d’Irangabiye sur l’unité qui avait caractérisé le mouvement de protestation de , qui, selon elle, pourrait être reproduit aujourd’hui.

Au cours du procès, Irangabiye et ses avocats n’ont pas nié sa participation à l’émission, mais ont souligné que la liberté d’expression est protégée par la Constitution burundaise. Dans sa conclusion, le tribunal a déclaré que le droit à la liberté d’expression n’autorisait pas Irangabiye à appeler la population à se rebeller contre le gouvernement ni à offenser le gouvernement et ses représentants démocratiquement élus. Selon le droit international, la liberté d’expression ne peut être restreinte que pour la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, si cela est nécessaire et proportionné. Sur la base de la transcription de l’émission radio obtenue par l’IDHB, cela ne semble pas avoir été le cas ; les commentaires d’Irangabiye ne justifiaient donc pas de poursuites pénales, encore moins une condamnation et une peine de 10 ans de prison.

  • Parti pris en faveur du ministère public

Comme c’est souvent le cas dans les procès politiquement motivés au Burundi, le tribunal n’a pas procédé à une évaluation indépendante ni examiné les preuves ; il a simplement entériné les charges du procureur contre Irangabiye.

La partialité manifeste dont ont fait preuve les juges a porté atteinte à la présomption d’innocence. Les juges ont condamné Irangabiye pour avoir participé au débat à la radio en ligne aux côtés du journaliste Bob Rugurika, directeur de la Radio publique africaine (RPA), et de Janvier Bigirimana, avocat et défenseur des droits humains, tous deux vivant en exil, qui ont également dénigré le gouvernement lors de l’émission. Les juges ont déclaré qu’elle « n’avait pas le droit » de le faire en raison d’un mandat d’arrêt contre Rugurika. Irangabiye ne peut évidemment pas être tenue responsable des actions présumées ou des propos de ses co-panélistes. Les juges se sont rangés du côté du procureur qui a également accusé Irangabiye d’avoir participé à des réunions avec Marguerite Barankitse, une autre activiste bien connue de la société civile en exil.444 Bob Rugurika et Marguerite Barankitse sont parmi les 12 journalistes et activistes de la société civile exilés jugés par contumace et condamnés en à la réclusion à perpétuité pour avoir tenté de renverser le gouvernement, entre autres charges. Ils faisaient partie d’un groupe de 34 prévenus accusés d’être impliqués dans un coup d’État manqué en . Le jugement précise que « la prévenue a montré sa position par rapport à ceux qui perturbent sans cesse (la sécurité du pays) depuis , et c’est visible qu’elle les soutient. »555 Jugement du tribunal de grande instance de Mukaza, .

Dans une réponse envoyée au Comité pour la protection des journalistes, le procureur général de la République, Sylvestre Nyandwi, a nié que la condamnation d’Irangabiye ait été politiquement motivée et a déclaré que les juges sont indépendants dans leur prise de décisions.666 Comité pour la protection des journalistes, « La journaliste burundaise Floriane Irangabiye condamnée à 10 ans de prison », https://cpj.org/fr/2023/01/la-journaliste-burundaise-floriane-irangabiye-condamnee-a-10-ans-de-prison/, .

  • Ciblée pour d’autres raisons ?

Une source proche du dossier a déclaré à l’IDHB qu’Irangabiye était détenue pour d’autres raisons inconnues. Cette théorie peut être étayée par le fait que le ministère public l’a accusée d’infractions supplémentaires sans aucun rapport avec l’émission – par exemple, l’espionnage du Burundi lors de ses fréquentes visites depuis le Rwanda, où elle vit. Le parquet a également mentionné que des photos d’Irangabiye avec le président rwandais Paul Kagame et l’ancien président burundais Pierre Buyoya ont été trouvées sur son téléphone ; les photos avaient été prises lors d’événements sociaux. Visiter son pays d’origine et prendre des photos avec des dignitaires ne sont pas des infractions pénales.

En réaction au tollé suscité par sa condamnation, la ministre de la Justice a déclaré qu’Irangabiye « n’a pas pu présenter sa carte de presse alors qu’elle prétend être journaliste. »777 Tweet de la ministre de la Justice, https://twitter.com/MiniJustice_BDI/status/1611773572371910661, . Cette question sans rapport a également été soulevée devant le tribunal malgré le fait qu’Irangabiye ne travaillait pas comme journaliste au Burundi et n’était pas dans le pays pour des raisons professionnelles. Ne pas avoir de carte de presse ne constitue pas une infraction pénale, encore moins une menace pour la sécurité.

  • Allégations d’autres graves irrégularités

Au cours du procès, Irangabiye et ses avocats ont demandé au tribunal de ne pas tenir compte des procès-verbaux obtenus au Service national de renseignement (SNR), car elle n’avait pas eu accès à un avocat lors de ces interrogatoires, et ils ont affirmé que sa signature avait été falsifiée. Le tribunal a rejeté leurs objections et n’a pas ordonné d’enquête sur ces allégations, malgré le fait que les déclarations d’Irangabiye au SNR aient été obtenues sous la contrainte. En raison de la forte présence d’agents de la police et du service de renseignement à l’audience, qu’ils jugeaient intimidante, les avocats d’Irangabiye ont demandé que l’audience se déroule à huis clos.

L’équipe juridique d’Irangabiye pense que le jugement a peut-être été modifié car il ne reflétait pas fidèlement les débats lors de l’audience. Ils ont affirmé qu’il omettait certaines déclarations faites par la défense et incluait des informations erronées qui n’avaient pas été présentées au tribunal. Irangabiye a fait appel du jugement.

Le procureur général aurait déclaré à des journalistes que les avocats d’Irangabiye n’avaient pas été en mesure de prouver que son procès-verbal avait été falsifié et que le tribunal avait donc statué sur la base de ce procès-verbal.888 SOS Médias, « Burundi : la condamnation de Floriane Irangabiye est une violation du droit à la liberté d’expression (Acat-Burundi) », https://www.sosmediasburundi.org/2023/01/04/burundi-la-condamnation-de-floriane-irangabiye-est-une-violation-du-droit-a-la-liberte-dexpression-acat-burundi/, .

L’empreinte du service de renseignement

Irangabiye, qui vit au Rwanda depuis plusieurs années, a été arrêtée alors qu’elle rendait visite à sa famille au Burundi. Le , alors qu’elle se rendait à un enterrement, des agents du service de renseignement et de la police ont bloqué la voiture dans laquelle elle voyageait, l’ont arrêtée et l’ont conduite au siège du SNR. Le SNR a empêché les visiteurs de voir Irangabiye et a seulement autorisé qu’on lui apporte de la nourriture et des vêtements. Dans son jugement, le tribunal a confirmé que le SNR l’avait interrogée les  et , mais a déclaré à tort qu’elle avait été arrêtée le , jour de son transfert du SNR à la prison de Mpimba à Bujumbura.

Le , des agents du SNR ont conduit Irangabiye de Mpimba à la prison de Muyinga, dans le nord-est du Burundi, loin des membres de sa famille vivant à Bujumbura, une pratique courante pour les prisonniers politiques. Les transferts entre les prisons sont généralement effectués par les autorités pénitentiaires. Elle a été conduite avec le Dr Christophe Sahabo, directeur de Kira Hospital, qui est détenu depuis et a également été éloigné de sa famille lors de son transfert à la prison de Ruyigi.999 L’Initiative pour les droits humains au Burundi, « La saga du Kira Hospital : un exemple des défaillances de la justice burundaise », https://burundihri.org/french/october_2022.php, . Fait inhabituel, le , jour de l’audience, ce sont également des agents du SNR qui ont conduit les juges du tribunal de grande instance de Mukaza à Bujumbura jusqu’à Muyinga, où s’est déroulé le procès d’Irangabiye.

Garantir un procès équitable

Si le président Ndayishimiye veut que ses déclarations sur la réforme du système judiciaire soient prises au sérieux, il devrait prendre des mesures pour rectifier les graves injustices dans des procès comme celui d’Irangabiye ; les affaires contre les opposants et les détracteurs du gouvernement sont souvent marquées par l’ingérence de membres du gouvernement, du parti au pouvoir ou du service de renseignement, ce qui porte atteinte à l’indépendance des tribunaux. Tant que le gouvernement continuera d’emprisonner des journalistes ou des activistes de la société civile comme Irangabiye ou Nkina, il y a peu de chances que les leaders de la société civile burundaise en exil depuis rentrent au Burundi.

L’Union européenne, qui a récemment annoncé un nouveau programme de soutien au système judiciaire burundais,101010 Communiqué de presse conjoint du ministère de la Justice et de l’Union européenne au Burundi, https://twitter.com/UEauBurundi/status/1602777909516972032?s=20&t=xAsD-VWq2_JKyY-HSXmgQQ, . devrait demander la libération d’Irangabiye et exiger du gouvernement des garanties que son appel se déroulera sans ingérence, rapidement et dans le respect de la loi. Les diplomates devraient assister à l’audience d’appel, comme ils l’ont fait pour le procès de Nkina, et appeler le gouvernement burundais à mettre fin à la criminalisation du journalisme et de la liberté d’expression.


  1. Enregistrement audio de l’émission de Radio Igicaniro,
  2. Communiqué conjoint de six organisations internationales de défense des droits humains, « Décision choquante : la cour d’appel maintient la condamnation de l’avocat Tony Germain Nkina », https://burundihri.org/french/joint_statements.php#8-October-2021,
  3. Jugement du tribunal de grande instance de Mukaza,
  4. Bob Rugurika et Marguerite Barankitse sont parmi les 12 journalistes et activistes de la société civile exilés jugés par contumace et condamnés en à la réclusion à perpétuité pour avoir tenté de renverser le gouvernement, entre autres charges. Ils faisaient partie d’un groupe de 34 prévenus accusés d’être impliqués dans un coup d’État manqué en 
  5. Jugement du tribunal de grande instance de Mukaza,
  6. Comité pour la protection des journalistes, « La journaliste burundaise Floriane Irangabiye condamnée à 10 ans de prison », https://cpj.org/fr/2023/01/la-journaliste-burundaise-floriane-irangabiye-condamnee-a-10-ans-de-prison/,
  7. Tweet de la ministre de la Justice, https://twitter.com/MiniJustice_BDI/status/1611773572371910661,
  8. SOS Médias, « Burundi : la condamnation de Floriane Irangabiye est une violation du droit à la liberté d’expression (Acat-Burundi) », https://www.sosmediasburundi.org/2023/01/04/burundi-la-condamnation-de-floriane-irangabiye-est-une-violation-du-droit-a-la-liberte-dexpression-acat-burundi/,
  9. L’Initiative pour les droits humains au Burundi, « La saga du Kira Hospital : un exemple des défaillances de la justice burundaise », https://burundihri.org/french/october_2022.php,
  10. Communiqué de presse conjoint du ministère de la Justice et de l’Union européenne au Burundi, https://twitter.com/UEauBurundi/status/1602777909516972032?s=20&t=xAsD-VWq2_JKyY-HSXmgQQ,